La saga des Camembert

2 Janvier 2007 , Rédigé par Maman Blog Publié dans #gloire-amour-et-camembert

Chapitre III

Où ce n'est plus la Normandie, mais la France
 qui devient trop petite pour notre héros...


Nantes, Bernières d'Ailly et Saint-Sylvain, la Chapelle aux Pots... En dix ans, Julien avait déjà abondamment prouvé qu'il était toujours partant pour se lancer dans de nouvelles aventures, plus exaltantes les unes que les autres, mais qu'il restait fidèle à l'incontournable camembert.
Il était déjà bien lointain, le temps ou les fermières, juchées sur leur âne, s'en allaient vendre au marché leur douzaine de fromages! Julien le Visionnaire avait su prévoir l'avènement de l'industrie des produits laitiers. Au fil des ans, il avait acquis une solide expérience de l'univers impitoyable de la fromagerie. Mais, même s'il n'était de bon camembert que de Normandie (et du Pays de Bray, à la rigueur), on en fabriquait dans toutes les régions, et la concurrence est rude. Il devenait urgent de faire le ménage dans la jungle fromagère, et les dépôts de marque furent donc instaurés. C'est grâce à ceux-ci que nous pouvons présumer que Julien a mené de front, au moins jusqu'en 1896, les fromageries de Bernières et de La Chapelle aux Pots. En effet, le Camembert de l'Etoile, premier du nom, qui a vu le jour le 6 octobre 1894, et le Double-Crème de la Fromagerie de Jort, né le 3 août 1896, ont tous leux deux été déposés par Julien Camembert. De plus, grâce à la fameuse petite boîte ronde, les fromages s'étaient mis à voyager dans toute la France, ornés de charmantes étiquettes vantant leurs mérites gustatifs et leur origine champêtre*, entraînant, hélas, de nombreuses contrefaçons et une concurrence parfaitement déloyale, telle que celle du camembert de Courbevoie.
Julien, Métella et leur progéniture avaient élu domicile à la Chapelle aux Pots, ou l'existence suivait paisiblement son cours. Les trois enfants partageaient la vie des petits villageois et le camembert disputait à la poterie, qui était depuis fort longtemps maîtresse des lieux, la main d'oeuvre locale, qui ne savait plus où donner des bras, et la Fortune frappait à leur porte.
Mais ce serait mal connaître notre héros que de croire qu'une fois les inévitables difficultés de lancement surmontées, il se contenterait de jouir tranquillement du fruit de son labeur en regardant pousser ses enfants et mûrir ses camemberts. Il faut bien reconnaître qu'on a quand même vite fait le tour de la Chapelle aux Pots... Bref, Julien s'embêtait. Quand on s'embête, on a tendance à chercher ce qu'on pourrait bien faire pour s'amuser un peu. Depuis vingt ans qu'il les pratiquait, les charmes de la vie de province commençaient à lui peser, et Paris n'était pas si près que ça. D'ailleurs, la capitale aurait-elle suffir à sa soif d'aventures exaltantes? Il avait dépassé la quarantaine et songeait sans doute que s'il était encore temps pour lui de connaître le vaste monde, il fallait quand même qu'il se dépêche. Alors, que découvrir? L'Amérique, bien sûr!
Le camembert avait, grâce à ses petites boîtes, fait son chemin en Europe, mais il lui était pratiquement impossible de traverser l'Atlantique et d'arriver, affiné à point, sur les tables des grands restaurants new-yorkais. Trop avancé au moment de sa dégustation, son goût choquait les palais (déjà) aseptisés des Américains et il ne parvenait pas à gagner leurs faveurs gastronomiques. Qui serait seul capable de lui rendre justice et de porter les couleurs de la Fromagerie de l'Etoile jusque dans l'état de New-York? Notre Julien, bien sûr!

A la Chapelle aux Pots, tout tournait comme une mécanique trop bien huilée. Julien savait que, s'il devait s'absenter quelques mois, la belle Métella, saurait veiller attentivement à l'éducation de ses deux fils et de sa fille et serait tout à fait capable de le remplacer dans la gestion de la fromagerie. Mais comment parvint-il à l'en convaincre? Nous le le saurons jamais, mais la légende familiale ayant toujours prêté à notre aïeule un caractère fortement affirmé, elle ne se résigna sans doute pas aisément à laisser son mari courir les mers (et peut-être aussi le guilledou) pendant qu'elle assurait la popote. Il réussit quand même la persuader puisqu'il embarqua à bord du paquebot "La Lorraine" le 18 août 1903.


Nul doute que sa première traversée fut, comme les autres d'ailleurs (à l'exception de la dernière), une aimable croisière entre gens du monde. Souvenons-nous que Julien était un aventurier raisonnable... Le 28 août, il débarquait à Ellis Island (je concède que la liste des passagers n'est pas très lisible, alors, à vos loupes!). Soucieux de mettre  la chance de son côté, il avait noué des relations professionnelles et amicales avec Mr Beaumont, négociant à New-York, dont il savait qu'il serait pour lui un précieux atout dans la partie de poker qu'il allait engager entre contre l'Amérique, qui devait être convaincue qu'elle ne saurait être une nation civilisée sans pratiquer assidûment le camembert. Et c'était ça, l'idée! Pour garantir à sa production la qualité la plus irréprochable, il lui suffisait (mais encore avait-il fallu y penser) de le fabriquer sur le sol même du Nouveau Continent! Finie la traversée à fond de cale avec les immigrants pour les précieux camemberts! Ils allaient pouvoir être chouchoutés à l'américaine ...
Pour bâtir sa nouvelle fromagerie, il avait choisi Sidney, au nord de l'état de New-York. En ce début du XXe siècle, le chemin de fer, qui avait conquis ses lettres de noblesse aux Etats-Unis et fait la fortune des riches familles américaines, reliait, entre autres, la côte est au Canada en passant par cette petite ville nichée dans les Catskill Mountains. Les camemberts n'auraient donc plus à traverser l'océan avant d'arriver, beaucoup trop faits, dans les assiettes des riches gourmets américains. Et Dieu sait s'ils étaient riches, en ce temps-là, les Américains (bon, d'accord, pas tous)! Ceux qui, comme moi, se sont nourris d'Edith Wharton et d'Henry James peuvent imaginer les fastueuses réceptions au cours desquelles le camembert coulait à flots! De là à imaginer que Julien s'apprêtait à devenir la coqueluche de la 'high society" new-yorkaise, il n'y a qu'un minuscule pas, aisément franchissable...
Mais il ne faut pas anticiper et laisser l'histoire suivre son cours. Les aventures de la famille Camembert sont loin d'être terminées et nous nous retrouverons, je l'espère, très bientôt.

(suite dans notre prochain épisode)

* Elles permettront d'ailleurs, près d'un siècle plus tard, de voir éclore une innocente manie cataloguée sous le nom de tyrosémiophilie et à laquelle se livrent encore aujourd'hui de nombreux collectionneurs.

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K
J'ai pris du temps pour lire ce deuxième épisode de la saga familiale, mais je dois reconnaître que je suis désormais accro!!! Je me presse d'écrire ce commentaire afin de me précipiter dans la lecture de l'épisode n°3. <br /> Je dois dire que j'apprends énormément sur cette famille qui est la mienne et que je découvre d'article en article. A quand une version papier plus facilement conservable? Avec le magnifique arbre généalogique que Maman blog nous a donné dimanche comme page de garde!
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L
Vite vite la suite, Encore un peu, avec les petits enfants, je ratais cet épisode, Il est temps que tout rentre dans l'ordre!!!!!
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M
Je tiens à saluer avec fierté le premier commentaire de l'année sur un sujet dont l'intérêt semblait avoir échappé à nos lecteurs, et préciser qu'il provient d'une Altesse Royale qui n'est pas alliée à la dynastie Camembert... Que les descendants et descendantes de cette famille, qui n'ont pas daigné réagir à cet article, méditent sur ce bel exemple d'assiduité bloguesque. Merci, Linlin One, vous allez sans doute devenir cette année notre référence morale et historique!